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Vue de l'exposition
Sans titre, installation
Vue de l'exposition
Au travail
Sans titre, bambou
Au travail
Au travail
Vue de l'exposition

La Porte de Trèves

Jean-Georges Massart ° 1953

Un oiseau se pose sur une frêle tige annuelle sèche, s'envole et laisse la branche à son destin fugace.  Demain, après l'exposition, il ne restera peut-être rien, poussière, cendre de bois, une onde brève sur la Seine qui engloutira les décombres de l'oeuvre. Dans son atelier de Tirlemont, Jean Georges Massart m'explique ainsi la déstinée d'une de ses pièces lointaines.

Quoique le terme nous en soit inconnu, l'oeuvre d'art, bois et même pierre, a une fin qu'a parfois prévue dès l'origine son créateur.  Son historicité s'inscrit dans celle de l'homme, dans un cycle naturel, dans un mandala de sable que défait un battement d'aile. Les installations, les interventions sur un lieu et les structures ligneuses de l'artiste brabançon, marquées de précarité, sont une respectueuse révérence à ce que nous sommes, essentiellement rien, ainsi que nous l'enseignaient en termes symboliques les Vanitésdu temps passé dont crânes et fleurs fanées ont fait place à une vision organique-celle d'un grand corps en devenir- du cosmos.  Il ne fait pas de son art le  tombeau où il attendra la résurrection de la fin des temps.

Les rapports des hommes d'aujourd'hui avec le temps et l'espace ont changé dans le sens de la non-linéarité, du non-but, de la non-certitude. L'accent est mis sur le processus, la mutabilité, la mise en relation de flux de données dont l'homme n'est qu'un élément qui passe.  Ceci ressemble assez à ce que nous appelons la vie, dont le fait fondamental est de durer peu ou prou.  L'enjeu de l'Art, de même nature que la vie, réside dans l'exploitation de la durée, et suppose pour le sculpteur la mise à l'épreuve de la forme par l'interrogation des singularités de l'espace et du temps.

Intuition, temps, espace...

Osons un détour par l'histoire récente des idées pour nous convaincre de la pertinence des recherches formelles qui nous occupent ici.  L'expérience du temps vécu nous en apprend sur la réalité autant que sa représentation spatiale, et le transport de cette conscience du temps dans l'objet permet d'appréhender ce que l'intelligence ne peut exprimer dans le langage: C'est l'intuition selon Bergson.  Son intervention en sculpture va changer radicalement l'exploration métaphorique de l'espace et du temps, reléguant la forme et la figure au second plan.

Depuis les années trente, l'accès à l'abstraction en sculpture passa par une série d'épurations formelles dont la première acquisition fut l'abandon de l'étiquette d'art décoratif.  Brancusi fut le premier à réactiver l'idéal occidental de l'expression de l'essence au delà de l'apparence.  Un autre pas fut franchi quand la priorité fut donnée à l'espace plutôt qu'aux volumes.  Jetant des passerelles vers les autres disciplines artistiques, la sculpture s'ouvre à la conquête de l'invisible, de l'indicible, du vide, de "ce qui est en dehors": l'abstrait.  Eclairée par la philosophie des sciences, l'idée d'illusion qu'il puisse exister une essence derrière les apparences amène les acteurs de l'Art à se préoccuper des rapports créés entre l'espace et leurs constructions, ce qui de façon empirique et formelle aboutit à des géométries simples réglées par les lois physiques de la gravité, de l'équilibre, de l'élasticité et de la résistance des matériaux, et actualisées dans l'usage de toutes les matières possibles sans préséance nobiliaire.  Exit marbres et bronzes!...

La science empirique du Compagnon rejoint la réflexion du philosophe dans ces géométries non-rectilignes, paraboles et ellipses chères à un Richard Deacon, à quoi s'ajoutent triangulations et quadrilatères chez J-G. Massart.  D'une sensibilité formelle proche, le second se différencie radicalement par l'usage de matériaux non transformés par l'homme : bambou, osier, sureau, interdisant par nature l'esquisse ou la décision préalable sur la forme.  L'objet se construit par expérimentation, dosage des contraintes d'élasticité et de stabilité des tiges et baguettes.  Le caractère creux  du bois détermine l'assemblage et le montage modulable des structures.  La fidélité absolue au produit naturel - interdisant jusqu'à la colle- est garante des règles de l'art et de cette esthétique du léger, du fragile et du temporaire.  Les limites du réel et de la vie vécue font violence à la vie rêvée et à l'imaginaire (l'illusion), laissant apparaître de prime abord un art terrien du "bon sens".

La forme finale, dont la simplicité semble faire croire qu'elle "va de soi", est imposée par une nécessité naturelle et des exigences internes: Une baguette peut casser à tout moment, un équilibre se rompre. Comme chez l'Anglais Richard Long qui affirme que la nature fait son travail d'artiste, il y a ici aussi emprise de la nature sur le formalisme.  Les tiges pliées fraîches puis articulées dans leurs manchons de bambou exercent leur empire sur les formes, et influencent l'ampleur des décisions que l'artiste peut prendre à l'égard du produit fini.  La Nature ne se plie pas indéfiniment à la volonté de l'homme, mais les contraintes qu'elle impose sont à l'origine de "bonnes formes" induisant le concept de pureté dans la fréquentation des oeuvres de J-G. Massart.

L'attirance du vide

Concept évanescent et intangible, mystique, religieux et parfois suspect,  la pureté se révèle par intuitionà l'approche du vide.  Le linéament ténu qui surplombe le vide lui donne forme, forme en négatif, aura qui à son tour donne vie à la branche.  L'objet devient responsable de l'espace qui l'entoure et de celui qu'il circonscrit. Ce que nous disions plus haut du temps se transpose à l'espace : L'espace est vécu par l'oeuvre.  Il en reçoit profondeur et densité, lui confère vie en échange, et par là l'oeuvre devient une métaphore parfaite de l'homme qui interagit avec son milieu dans ses composantes spatiales et temporelles.

 Le vide spatial devient vide existentiel.  Tout comme la vie, l'art est une succession de compromis avec le temps.  Entre le très passager (les sculptures sur le sable), le plus-ou-moins éphémère (sureau et osier...), et le désir illusoire de la permanence, l'important est dans la qualité du vécu subjectif, ou le temps vécu comme une méditation sur le vide qui surgit  au monde des sens dans ces structures spatiales.  S'il n'est pas possible de tout faire avec des bouts de bois, le Tout est néanmoins contenu dans les vides suggérés par les frêles constructions, lançant un défi à l'univers à l'instar de ce proverbe hassidique: "Là où tu te trouves, se trouvent tous les autres mondes".

Le lieu emprunté.

A l'issue des considérations précédentes sur l'intuition de l'espace en sculpture, les oeuvres de J-G. Massart apparaissent comme une exploration de l'univers du possible avec des moyens de production limités. La ténuité de ses propositions spatiales semble contradictoire à la forte présence qui s'en dégage, affirmant simplement "cela est" parce que "cela" est devant moi, pour moi, en totale harmonie avec le lieu, ici et surtout maintenant. L'installation acquiert un sens du lieu qui la reçoit.  Si l'artiste parle volontiers d'intervention sur un lieu, le lieu intervient en retour sur l'artiste et son installation.  Qu'il s'agisse d'une oeuvre déjà faite à poser, ou d'une installation en symbiose avec une architecture, la synergie doit être complète dans la fusion organique qu'elle opère sur les éléments du milieu.

L'artiste intervient donc moins qu'il interagit, pratiquant une forme de land art sédentaire lorsqu'il emprunte un lieu pour en extraire le potentiel sculptural inexprimé.  Son intervention révèle encore la puissance du vide, mais moins par l'occupation de l'espace que par l'extraction de ses lignes de forces matérialisées dans les réseaux de bambous articulés, comme délimitant un lieu de pouvoir sacré.  Traditionnellement un lieu est sacralisé par une intervention humaine rituelle et simple : le cercle de pierres, la trace des pigments ocres des cérémonies archaïques (Aspecten 87, au Sebrechts Park de Bruges), qui retirent du lieu les énergies vitales et magiques...autant de variables que l'art occidental essentiellement chrétien a occulté dans son histoire.

La sculpture s'intègre à l'espace pour en souligner ses dimensions réelles: 3+n, où n sont les coordonnées sensibles et particulières du lieu : la qualité de la lumière, les ouvertures, les matériaux, le style, l'histoire, l'ambiance,...bref ce qu'on appelle communément la "magie" du lieu, la face obscure du monde ou la forme en négatif que nous évoquions plus haut.

Il n'y a pas de différence de nature entre la sculpture de petite dimension de J-G. Massart et ses installations destinées à un endroit précis : toutes vibrent en sympathie avec le lieu qui les accueille, leur fonction est d'élargir le champ de la conscience par le principe minimaliste du "less is more"...Moins on fait, plus on dit. Georges Fontaine, le 3 août 1999.