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Vue de l'exposition
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La Porte de Trèves

Nathalie De Corte °1970, De la symbolique du désir à la voie du guerrier

La peinture de Nathalie De Corte est un corps, avec une peau sensible à la lumière, des muscles lisses et striés, des viscères, tout ce qu'on imagine appartenir à un corps.  Il y couve un feu central. C'est un ventre, une terre-mère qui peut accoucher d'une infinité de formes, soumises à des lois génétiques implacables: le papier et son blanc crayeux, le pigment rouge et son médium, le faux carré.  C'est tout et ça suffit pour créer un univers parallèle au nôtre.

Parce que la Nature est gouvernée par la loi de moindre action, seules y survivent les bonnes formes, celles que nous contemplons dans une aile de papillon, une goutte d'eau, la géométrie improbable des nuages.  Le hasard et l'informel ne comptent pas. Ces mots ne font que constater notre impuissance à expliquer la vie de l'imaginaire, celle qui sort de notre expérience quotidienne.

La peinture de Nathalie De Corte vit.  Si ses formes ne mentent pas, c'est qu'un esprit d'intuition pure s'y est incarné.  Le choix de ses rouges n'est pas accidentel: Ce sont ceux qui parlent de l'âme, du coeur, de la libido.  Depuis la nuit des temps.

Ces rouges sont posés et contenus, jamais répandus.  Car, comme sang répandu signifie la mort, le rouge contenu est condition de la vie, qui doit respecter les limites que le créateur lui impose.  Ce qui vit sur le papier sont ses créatures.  A peine les autorise-t-elle à ruisseler sur les bords du cadre pour y vivre leur vie de fluides.  Ecoulements, blessures, saignées thérapeutiques, vissicitudes des jours.

La symbolique du désir.

Symbole universel de vie, le rouge est chargé si naturellement d'émotions qu'il irrite ou fascine, mais ne laisse jamais indifférent.  Eveilleur de désirs, le rouge ravive du plus profond de nous les pulsions les plus élémentaires: action et  passion.  Le mot passion contient la double idée de ravissement et de souffrance.  L'être soumis aux passions se laisse entraîner par le flux d'une vie qu'il croit illimitée.  Errant en ces tourments, l'artiste se distingue du commun lorsqu'il entrevoit un pic où culmine le ravissement, qui est rapt, échappée totale dans un état de non-désir, en fait la somme inexprimée de la totalité des désirs. Là commence l'ascèse du créateur.

Nathalie De Corte trace et repasse sur ses traits.  Elle s'abandonne un temps à l'ensorcellement dionysiaque du rouge, puis se ravise et corrige, cherche le bon mouvement qui équilibrera le tableau, dilue la pâte en nuages, économise sa matière précieuse, car le sang est plus précieux que l'or.  Elle entretient une relation charnelle avec l'oeuvre dont elle est la parturiente.

Seulement la passion est également souffrance qui naît du désir. Derrière tout désir se tapit un besoin barré par un obstacle, un enfermement à surmonter, un retrait que la volonté s'efforce de combler dans l'acte.  Voilà pourquoi cette peinture n'est pas seulement passion mais aussi action et plaisir.  Elle est un courant d'air qui balaie les portes de la perception, celles dont parlait Huxley, et ressemble à ces rites des Amérindiens se parant de rouge pour stimuler leurs forces de guerrier et éveiller le désir.

La voie du guerrier.

Couleur de la guerre chez les Celtes, du pouvoir à Rome.  Mars, planète rouge et dieu tutélaire des arts qui reçurent son nom: martiaux.  Nathalie De Corte pratique de longue date et avec conviction l'art martial coréen du tae kwon do.  Son travail pictural n'est pas étranger à la philosophie de la voie du guerrier, comme le fut vers 1960 celui d'Yves Klein, artiste-judoka épris toute sa vie de bleu.

En ces temps-là, le peintre Georges Mathieu considérait comme nécessaire pour peindre la concentration des énergies psychiques et un état de vide mental absolu, ajoutant: "A ce moment, on est la forme et l'acte de peindre est superflu". Plus exactement, l'acte coule de source dans un état d'extase-ravissement total.  Il faut atteindre ce point où les distances disparaissent entre le peintre, l'outil et le support.

Lorsque je peins, je suis la peinture, confie-t-elle.  L'archer est aussi la cible qu'il vise dans l'art chevaleresque du tir à l'arc japonais, réduisant au néant l'espace qui le sépare du but.  Le français utilise bien l'expression "faire corps avec...", lorsque l'espace-qui-sépare devient l'espace-qui-lie, rendu solide par l'expérience partagée.  Jamais agressif, le rouge solide et chaud jusqu'à la dilution extrême participe à cet espace-qui-lie.  Le combat est fusionnel, son enjeu n'est pas un pouvoir.  L'instant où fusionnent les corps de l'artiste et de son oeuvre est bref comme l'éclair qui fait apparaître la chute immobile.  Puis vient la chute réelle dans la matière, la perte de l'innocence originelle, la vie quoi...!  Alors la peinture devient images, impressions fugitives, comme vues d'un train en marche dit-elle.

Ses images sont un éloge de la briéveté.  C'est une peinture de l'éveil, ce seuil indéfinissable où l'on prend conscience qu'un monde meurt et qu'un autre apparaît avec le jour.  C'est Antigone, figure rédemptrice et libre, contemplant son jardin dans le rougeoiement d'avant l'aube, avant la naissance des couleurs, avant le miroitement des désirs conflictuels.

Bien sûr tous ces mots sont en creux dans les images de Nathalie Decorte, mais de leur relief émerge un propos sur la vie, précieux comme une icône.

Le faux carré.

Elle travaille beaucoup sur de longues séries de carreaux de papier, parfois marouflés sur bois, de 23 cm sur 22, et me déclare n'avoir eu aucune intention particulière en choisissant ces dimensions.  Puisque rien n'est jamais vraiment fortuit, nous n'avons pu résister à rechercher s'il n'y avait pas là quelque correspondance symbolique.  Et bien si : le nombre 22 représente en Inde toutes les formes naturelles et l'histoire des créatures, le nombre de chapitres de l'Apocalypse, et ailleurs le temps de la création du monde, le chiffre de l'univers, etc.  Pour faire 23 on y ajoute l'Unité qui symbolise autant Dieu, que l'homme debout et le centre d'où rayonne l'esprit.  Multipliez les deux nombres et vous obtenez l'homme, l'esprit et la création dans le tableau matriciel des correspondances infinies. Alors ce faux carré, pur hasard ou jeu de l'esprit? Métaphore de l'Art ou dimensions merveilleuses d'une nouvelle section d'or au potentiel illimité?  Après tout, peu importe.  Ce qui compte est de déstabiliser subtilement le carré quelles qu'en soient les dimensions.

Le carré parfait, c'est la Terre, la matière, la limite du cercle qui empêche toute fuite du geste et de la pensée.  En rompant volontairement de peu la symétrie de tous ses carrés, Nathalie Decorte part à la conquête d'horizons nouveaux, tant maîtriser une rupture c'est accéder à une existence nouvelle.

Mais il y a tellement à faire pour dominer cet espace symbolique du tableau, où se subliment tant de nos désirs, que dix mille vies n'y suffiraient peut-être pas.  C'est encore Antigone, éternelle, guidant Oedipe aveugle sur la route. Georges Fontaine, le 24 août 1999.