Fernand Léger: mémoires et couleurs contemporaines
Alors que la ville de Bastogne s’apprête à commémorer le soixante-dixième anniversaire de la Bataille des Ardennes, il nous a semblé important de nous associer à ce travail de mémoire, en remettant en valeur la crypte du Mardasson et ses trois magnifiques céramiques de Fernand Léger. Il s’agit d’un ensemble artistique exceptionnel, présent dans l’espace public et réalisé du vivant de l’artiste. Il est le seul en Belgique, et un des rares en Europe, malheureusement méconnu par la majorité du public et même des amateurs d’art. C’est ce vide qu’il convient de combler et d’inscrire ainsi et aussi Bastogne sur la carte d’un patrimoine artistique européen à découvrir et à valoriser. Le week-end d’ouverture de notre exposition coïncide par ailleurs avec celui des Journées du Patrimoine en Wallonie, dont la thématique est précisément les Lieux de mémoire. Les célébrations de 1914 et 1944 tombent évidemment à point nommé pour ce faire. En effet, ces mosaïques ont été commandées à Fernand Léger – lui qui combattit dans les tranchées lors de la Première Guerre Mondiale – dans la foulée de la construction du Mardasson, monument commémorant la Bataille des Ardennes.
Au départ, la crypte où se trouve le triptyque n’était pas prévue dans le projet initial, tel qu’il fut lancé en 1946 et inauguré officiellement en 1950. Ce n’est qu’en 1949, que des femmes américaines (mères ou veuves des soldats US tués ou blessés), souhaitant un lieu de recueillement et non seulement un mémorial militaire, en firent la demande auprès de l’Ambassade des Etats-Unis en Belgique. La crypte fut alors creusée en face du Mardasson, en contrebas de l’esplanade, selon les plans du même architecte, le liégeois Georges Dedoyard (1897-1988). Le plan de la crypte est constitué d’un carré, dont un des côtés fait office d’entrée, au bas d’un escalier monumental. Sur les trois autres murs, des arcades délimitent des niches qui accueillent chacune une mosaïque représentant les trois grands cultes pratiqués aux Etats-Unis: le culte juif sur la paroi à gauche de l’entrée, le culte protestant au centre et le culte catholique à droite de celle-ci. Posé au centre de chaque niche se trouve un sobre autel de marbre, à partir duquel s’articulent les compositions de Fernand Léger. Le plafond de la crypte prend la forme d’une coupole éclairée par une dalle de verre située à son sommet.
Ces trois fresques en mosaïque s’inscrivent dans la pratique du peintre à l’époque, à la fin des années quarante. Il utilise de grands aplats de couleurs primaires qui structurent la composition en bandes verticales partant de la tablette de l’autel; elles sont tout à fait désolidarisées des symboles religieux et des portraits de femmes qui complètent l’ensemble. Celles-ci apparaissent dessinées au trait noir et imposent ainsi leur présence par la force elliptique de la ligne. A cet égard, on remarquera l’exceptionnel traitement de la chevelure et des mains, fragments du corps souvent présents chez Léger à cette période. Vu les circonstances qui ont présidé à l’édification de cette crypte, les seules figures humaines représentées sur les mosaïques sont féminines. Fernand Léger leur offre un vibrant hommage, tant à leur courage qu’ à leur douleur, elles qui sont à l’origine de cette réalisation.
L’exposition Fernand Léger: mémoires et couleurs contemporainess’articule donc sur une double temporalité de la vie de Fernand Léger: celle du temps où il fut soldat dans les tranchées en 1914 (ce qui lui valut une réelle et douloureuse expérience de la guerre) et celle de l’artiste reconnu trente ans plus tard. Il était également passionné par l’Amérique où il séjourna plusieurs fois (y exposant et y donnant des conférences), ce qui lui vaudra indirectement cette commande pour la crypte du Mardasson à Bastogne.
Trois dates donc: 1914, 1944, 2014 qui constituent un des fils rouges de ce projet, la mémoire. Elle sera évoquée en invitant des artistes contemporains qui se sont penchés sur des questions telles sa transmission et son influence sur notre connaissance, notre compréhension et notre interprétation du monde.
Les artistes pressentis pour évoquer cette partie sont:
- Renaud Auguste-Dormeuil et des images de sa série de la Voie lactéeà la veille du déclenchement de conflits importants.
- Pascal Convert et sa “sculpture” Souche de Verdun vitrifiée
- Emilio Lopez-Menchero, pour une évocation de la figure de Léger, au travers de l’autoportrait.
- Bart Michiels, avec ses photos actuelles des sites de champ de bataille, dont Bastogne
- Angel Vergara, avec ses peintures sur verre à base d’images d’archives.
Le second fil rouge est la couleur. Il se réfère immédiatement à la façon dont Fernand Léger les utilise dans ses mosaïques: de grands aplats de couleurs primaires venant s’appliquer en transparence sur les lignes du dessin.
Les artistes pressentis dans cette section sont:
- Didier Mencoboni, avec un projet conçu spécifiquement pour L’Orangerie.
- Claude Rutault, avec ses peintures monochromes délimitant un nouvel espace pictural.
- Cédric Teisseire, avec ses Points d’impact, peintures recto verso sur des plaques de métal.
Cette partie contemporaine n’illustre en rien le travail de Fernand Léger, mais vient en contrepoint de celui-ci. Elle montre que la la mémoire des conflits et leur persistance dans le temps nous concerne tous encore aujourd’hui, comme elle a concerné Fernand Léger et ses contemporains au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, notamment dans leur volonté de reconstruction, combinée à leur souci de mémoire.
Redécouvrir les mosaïques de Fernand Léger, soixante-cinq ans après leur réalisation, nous permet de revoir et d’apprécier son travail sous un autre angle, en écho aux pratiques artistiques les plus contemporaines. Bernard Marcelis, commissaire de l'exposition