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Vue de l'exposition
Chris Delville, Mystical lamb pointe sèche, 2002. 9,8 x 11.
FEMME ET BOUC aquatinte; pointe sèche sur papier, 27 x 18,5 cm
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Chris Delville, juste pour dire…

Il faut être juste, et d’une sincérité sans calcul, pour dire – juste pour dire – les angoisses existentielles de l’être humain sans, sur cette condition, s’apitoyer, se rebeller, se justifier, juger et condamner le responsable s’il en est, de la Chute et des frustrations de notre espèce.

Chris Delville veut juste dire, constater, circonscrire le problème et l’isoler dans le cadre étroit de ses gravures à la pointe sèche. A sa manière, elle conjure le mal de nos existences. En contournant le piège de l’analyse, elle va droit vers les figures archétypales, celles qui

doivent vivre dans l’esprit de celui qui a grandi isolé sur une île désertée des hommes.

L’être sans miroir, donc sans narcissisme, est juste avec lui-même. Juste au double sens de seul et de loyal. Son seul miroir est son propre esprit et le monde animal. Pour Chris Delville, l’animal est une autre façon de dire la figure humaine et la solitude. Ces animaux fantastiques, humanoïdes et hiératiques, dévisagent le spectateur, sans émotion particulière. Ils semblent attendre l’accomplissement d’un processus, qui va juste venir sans crainte ni désir.

Miroirs d’un être sans Histoire sur son île, ils sont des incarnations incomplètes, des personnages en train de se remplir de vie. Ils sont en chemin vers la conscience de leurs propres limites, vers leur achèvement, leur finitude et la conscience de soi. Voila pourquoi son dessin fonctionne aussi bien en regard des êtres en devenir sculptés par Célestin Pierret. Cet accomplissement se fait par un appel d’air, une respiration qui fait le vide alentour. Esthétiquement, cela se traduit par une épuration formelle des sujets, une désertification du décor où ils évoluent. La profondeur du vide qui sépare figures et choses est encore accentuée par la planéité du dessin. Juste(s) avec eux-mêmes, ces êtres sont les seuls témoins de leurs traces. Leur histoire individuelle à peine ébauchée se confond avec l’histoire du monde dont ils seront bientôt dépositaires. Sur ces petits mondes en gestation, ils n’ont pas encore réalisé la difficulté d’être prisonnier de leur corps, qui les mènera vers le narcissisme, la fuite dans les mots et le mensonge.

Dans cette mythologie intime et personnelle de l’île déserte, les mots ont aussi perdu leurs droits. Ils n’ont aucun pouvoir sur la lisibilité de l’image quand, gravés à l’endroit, ils apparaissent à l’envers sur l’épreuve. A point nommé cette série de gravures s’intitule “ex-libris”, soulignant leur appartenance à des individus accomplis et nommés, leur insertion dans une histoire qui n’a pas encore été écrite. Ces images s’affirment en marge, à côté du livre, de la narration, de la mémoire et de l’histoire des hommes……juste pour dire ce qui était avant.

Célestin Pierret, la force du destin

Du hêtre brut livré à la gouge de Célestin Pierret émergent des êtres inachevés qui hantent les mémoires depuis l’aube de l’art. Ces êtres se coulent admirablement dans l’esprit de la tragédie grecque, avec ses héros emportés par la force inexorable de leur destin. C’est pour cette raison qu’en 1993, une compagnie théâtrale lui commanda la réalisation du décor d’une tragédie d’Eschyle, qui marqua le début de sa collaboration avec Chris Delville. Cependant, sans aucune inclination vers le classicisme tragique, ses œuvres ont la fougue

et l’élan d’un baroque éternel. Solide et confiant dans le dynamisme de sa taille, il n’hésite donc pas à réinterpréter de grands thèmes historiques, qui évoquent le kouros grec, les bestiaires des chapiteaux romans, la “Porte de l'enfer” du Dante revu par Rodin concevant la sculpture tout en "os, muscles et nerfs". Evoquant l’art chrétien d’inspiration celtique, aux monstres enchevêtrés dans les ambons, tabernacles et reliquaires, il s’allège pourtant du poids de la tradition par le tonus et la rigueur qui l’empêchent de sombrer dans l’art de l’ornementation.

La force est donc de résister au désir d’achever ces êtres comme s’ils étaient de simples créatures humaines, emportées par un destin écrit par les dieux. Ces créatures semblent rescapées d’une violente genèse qui les a laissées ni homme, ni bête, ni dieu, mais ayant gagné dans cet accouchement douloureux le droit d’affirmer leur existence.

Son kouros à la tête creuse et aux orbites vides est un personnage androgyne. La symétrie centrale est cassée par un détail insolite: le personnage avance un pied nu et  un pied chaussé d’une sandale. Le bois n’est jamais poli, fidèle à ce non finito qui avait séduit Michelange, et l’assemblage s’appuie sur les techniques les plus anciennes: étroits morceaux assemblés par un système de tenons et de mortaises, qui avaient déjà produit des chefs d'œuvres de la sculpture japonaise au VIIIe siècle. Entre reliquaire et iconostase byzantine, le “livre objet” qu’il crée en collaboration avec Chris Delville, est chaque fois une pièce unique, bien qu’il adapte l’idée de la gravure en sculpture. L'ensemble est proche du climat de mystère et de secret entretenu par l’évangéliaire enluminé du Moyen-âge.

Ces œuvres s’apparentent à de hauts-reliefs, avec toute leur frontalité et leur muralité : elles se destinent à être exposés proches d’un mur. De même, la sculpture sur bois transposée au bronze pourrait se destiner aux portes d'un baptistère païen. Ses bronzes témoignent de la polyvalence de Célestin Pierret, de son talent dans le domaine de la fonderie et de la recherche de patines.

Affirmant leur interdépendance avec leur environnement, ces sculptures, qu’elles soient de bronze ou de hêtre, mettent en valeur le fond sur lequel elles se détachent. Dans ce but l’artiste fond les corps et les visages dans les entrelacs qui les entourent. Par les espaces et les vides qui dévoilent leur arrière plan, les corps évoluent et semblent hésiter entre se dissoudre dans l’espace ou se remplir de matière. Dans leur équilibre instable, ils sont encore là, juste pour nous dire nous ne sommes finalement qu’imaginaires: imaginaires

parce que nous avons laissé planer un doute, ne sachant si nous étions herbes ou viscères, végétal ou organique, corps anthropomorphes englués dans un réseau de matière qui ne fait aucune différence entre intérieur et extérieur, entre Soi et l’Autre. Célestin Pierret est un poète menuisier: il fabrique des portes par lesquelles s’élancent des héros de tragédies hésitant entre l’imaginaire et le réel. Georges Fontaine