Jean-Pierre Ruelle °1965, réserves enfantines
L’enfance ne se livre à nous qu’avec énormément de réserve. Ce monde que nous avons pourtant vécu intensément s’éloigne comme un rêve perdu alors que nous avions cru en son éternité. Et nous, juges et rationnels, nous restons étonnement discrets et peu diserts sur ce qui fut nôtre et désormais étranger.
L’enfant, lui ne juge pas; il discerne du fond de son regard l’empreinte des émotions, des joies et des terreurs, laissée par le moindre fait de sa vie quotidienne. Chaque empreinte se grave en sa mémoire de manière brute et définitive, conditionnant toute sa vie future. L’empreinte de l’enfant qui survit en nous, c’est l’empreinte de la rose: éphémère et immortelle, renaissant sans cesse sous la forme du désir d’être, encore et encore centre de
l’univers, joie sans modération, amour sans limite. Jean-Pierre Ruelle joue donc sur cette dualité: regard d’adulte scrutant un regard d’enfant, regard d’enfant plongeant au fond des yeux de l’adulte, avec chez chacun toute la prudence propre aux univers qui ont cessé de se
comprendre. La dualité se prolonge indéfiniment dans la mise en scène des œuvres: mise en abyme des visages d’enfants si naturels et de l’artificialité de la rose retravaillée au studio, de l’enfance tout en blanc et dégradés de gris et de la rose tout en noir et dégradés de rouges. Le choc est d’abord visuel et la promiscuité de ces panneaux alternés interpelle: y-a-t-il une volonté de cohérence esthétique dans ces côtoiements si contrastés?
Entre la frontalité brute et parfois glaçante des regards d’enfants et la sophistication close up des déclinaisons de la rose, s’installe une réinterprétation du clair-obscur et de son dialogue philosophique. Les contrastes jouent sur la nature et l’artifice, le cliché sauvage et le travail de studio, l’enfant spontané et la fleur stylisée jusqu’aux limites de leur réalité respective: l’enfant, par trop de naturel, et la fleur, par trop d’apprêt, se jouxtent et s’affrontent aux frontières de l’art du photographe. L’originalité naît de cette opposition baroque entre deux extrêmes réalités. Ici, bien et mal, désir–souffrance et sacrifice sont sublimés pour se résoudre à l’ultime réalité: nous passons tout simplement, à travers un temps diaphane aux couleurs de roses et au visage d’enfance.
En filigrane se dévoile donc la question du passage du temps, que la photographie hait nécessairement, elle qui veut fixer à jamais l’instant, mais reconnaît la fragilité de ses moyens: les composants chimiques sont instables, et malgré les progrès de la technique tout cela ne durera guère plus que ce que dure la rose. Est-ce au nom de ce principe de précaution que le photographe veut que l’ensemble de ses clichés soit saisi d’un seul regard? Oui, peut-être, pour éviter tout jugement, toute discrimination propre à l’âge de raison, toute séparation des valeurs en catégories; pour que la fragilité des multiples visages de l’enfance et de la rose reste inaltérable malgré l’usure, et que ses émotions ineffables restent pour toujours mêlées comme cendres d’un univers qui n’a vécu que l’espace d’un matin. Georges Fontaine