André Paquet, du gouvernail au pinceau
On peut s’étonner de découvrir une manche à air de navire de haute mer dans le jardin d’une ancienne petite ferme de Haute Ardenne. Si l’on en franchit le seuil, l’étonnement continue : dans ce qui était l’étable, où subsistent les loges de chaque vache, l’escalier provient manifestement d’une coursive de bateau, tandis que des modèles réduits de cargos vous mènent à l’atelier d’un peintre. Celui-ci n’est autre qu’André Paquet, dont on peut dire que, bien qu’installé à Ligneuville, en pleine Ardenne malmédienne, il est peintre de marine.
… c’est la mer qui prend l’homme
Car, s’il est peintre, André Paquet a aussi été officier de marine au long cours. Ses toiles sont la synthèse de deux passions. Des impressions perçues dès l’enfance y jouent un rôle déterminant, que ce soit pour la vocation de marin ou pour la vision d’artiste. Remontons dans les souvenirs d’une enfance et d’une jeunesse heureuses.
« Premières vacances en famille passées à la mer, en 1956, j’avais sept ans. Au port d’Ostende, je touche de mes mains la coque d’un grand bateau, une malle Ostende-Douvres. Quel bonheur !
« L’année d’après : séjour dans une colonie de vacances à la mer. En revenant en train, nous longeons des quais un peu sous la brume matinale dans les environs de Zeebruges, où un énorme vieux cargo à vapeur se trouvait là, abandonné, probablement prêt à être démoli. Il était vide, haut sur l’eau, coque noire, château central et gréementrouillés et mal entretenus. La coque aussi tachetée de rouille sur toute la longueur. Les œuvres vives – la partie immergée lorsqu’un navire est chargé – étaient d’un rouge pâle, délavé. Quelle impression pour un enfant de huit ans ! Cela avait duré tout au plus soixante secondes, le temps que le train passe et déjà l’extraordinaire vue de ce vieux bateau avait disparu… à tout jamais. Non, heureusement, la mémoire visuelle existe… Des moments très heureux.
« Expo 58 à Bruxelles, j’avais neuf ans. Quel émerveillement ! Au palais des Transports maritimes, des maquettes de bateaux à me faire sortir les yeux de la tête. L’armateur CMB – pour lequel j’ai navigué plus tard – avait un stand énorme dans le hall. C’est là que j’ai vu pour la première fois de vrais beaux tableaux de grands peintres belges. Voilà, durant toutes ces années, tout a débuté : l’envie de naviguer, de peindre…
« À dix ans, en 1959, à Anvers, le même émerveillement. De notre petit hôtel, vue sur les quais de l’Escaut. Et qu’est-ce que je voyais à travers la rue ? Une proue haute, de couleur verte, celle d’un énorme – pour un enfant, cela paraît énorme – cargo japonais. Mon cœur battait ! »
Des impressions profondes, des sensations fondamentales dont on se rend compte, quelques décennies plus tard, combien elles ont été déterminantes pour la double carrière d’André Paquet, qui se pose cependant la question : « Pourquoi cet engouement pour les choses maritimes ? L’exotisme ? Ces objets qui venaient d’un autre bout du monde ? Ces longs voyages ? »
Faut-il choisir ?
Peut-être y a-t-il là des influences héréditaires qui renforcent les goûts innés du jeune homme. « Il faut dire que Papa parlait souvent de son voyage en convoi du Maroc vers l’Angleterre durant la Seconde Guerre mondiale, avec la perte d’un navire torpillé. Papa était pilote avant la guerre ; au début de celle-ci, tous les pilotes belges sont partis via la France pour se retrouver au Maroc afin d’éventuellement rejoindre l’Angleterre. Cela, naturellement, intéresse beaucoup un garçon de dix ans ! Ma décision est prise : je veux naviguer.
« Du côté de ma maman, on parlait souvent art. Un oncle de Maman était antiquaire à Bruxelles. Il peignait aussi, surtout des sujets religieux et copiait alors de grands artistes. Je possède un tableau de lui, Ecce Homo. Il sculptait aussi. En parlant avec mon grand-oncle, l’envie de devenir peintre m’intéressait également, mais la carrière maritime l’a emporté. La peinture s’y est ajoutée. »
Et en effet, tout en poursuivant ses études dans l’enseignement secondaire et à l’École Supérieure de Navigation d’Anvers, André dessine et peint en autodidacte. Jeune officier mécanicien, il prend, dans son journal de bord, des notes qui sont parfois une véritable esquisse de tableau : « Samedi, le 10 juin [1967], nous sommes arrivés à Glasgow après quelques jours de navigation passionnante. Il fallait suivre le canal St-George, la mer d’Irlande et le Canal du Nord, le détroit reliant Glasgow à la mer. Le paysage qui défile des deux côtés du navire est merveilleux : pâturages avec vaches et moutons, de vieilles montagnes avec ci et là un groupe de maisons collées à flanc de colline, une grande ferme ou un vieux château. Bref, l’Écosse dans toute sa simple beauté ! »
Pendant douze ans, André Paquet parcourt les mers et les océans, abordant aux Amériques, en Afrique, dans le Golfe Persique ou au Japon. Il s’emplit les yeux et la mémoire d’horizons lointains, mais aussi de détails proches comme ceux du vieux cargo qui avait marqué sa vision d’enfant. À bord, entre l’entretien des machines et les heures de quart, il écrit, dessine, réalise même, dans sa cabine transformée en chantier, la maquette du Lualabadont c’est le dernier voyage pour la CMB. Et comme la peinture n’est jamais loin, il faut signaler que, parmi les bateaux sur lesquels il a navigué, on note les M/S Teniers,Breughel,Jordaens ou encore Memling…
Dans les années 1970, une chanson assurait qu’"un mari marin, c’est pas marrant". En 1978, André quitte donc la mer pour se marier. Il devient professeur de dessin technique à Malmedy et donnera à la maison familiale le nom très évocateur de Land’s end.
La mer au fond des yeux
La mer reste présente dans ses activités grâce à un domaine où sa maîtrise est incontestable, la construction de modèles réduits de bateaux ; ceux sur lesquels il a navigué, mais aussi d’autres, à voiles ou à moteur, renaissent ainsi de ses mains, en un travail long et minutieux fondé sur les plans authentiques, avec un sens de l’achevé qui a de quoi ravir tous ceux qui aiment les bateaux, les maquettes et le travail bien fait…
En peinture aussi, la mer et les voyages lointains inspirent ses pinceaux, mais sans exclusivité, d’autres sujets, paysages et natures mortes se retrouvant aussi sur ses toiles. « L’impressionnisme et en fin de compte une tendance pour le symbolisme caractérisent ses œuvres. Il est intimement lié à nos petits villages avec ses vieilles fermettes pleines de caractère. Mais un amour ardent et une nostalgie réelle l’attachent à la mer. Il connaît la violence mais aussi les malices d’une mer démontée », écrit Ferdy Théate dans Les Échos, en 1985, lors d’une exposition à la Maison Cavens, à Malmedy.
Plutôt expressionniste dans les tableaux qui ont fait l’objet de ses premières expositions, André va évoluer vers une peinture plus géométriquement structurée, ainsi qu’on peut le voir dans de larges paysages ou des sujets plus rapprochés comme des brebis dans un pré. On voit ainsi apparaître une propension vers l’abstraction et sans doute est-ce là une influence des conseils qu’il reçoit de deux de nos grands peintres abstraits, André Blank et Roger Greisch, originaires eux aussi des Cantons de l’Est.
Avec une très grande force d’évocation dans ses formes et dans ses couleurs, le peintre pratique dès lors une stylisation qui ne vide jamais la réalité de sa substance, mais au contraire lui restitue sa quintessence. Des gammes de teintes très maîtrisées suggèrent plus qu’elles ne montrent, en organisant les volumes de manière aussi cohérente qu’esthétique dans des tableaux très chaleureux où l’on sent, pour ses sujets, l’attachement profond d’une personnalité qui est à cent lieues de tout académisme.
Oser l’abstrait ?
La reconnaissance du talent d’André Paquet se manifeste par le succès des expositions organisées en Belgique, mais aussi en Allemagne, au Grand-Duché de Luxembourg, en France et plus tard en Suisse. Sa peinture évolue, s’affranchit d’un réalisme classique, s’attache à des sujets nautiques parfois moins maritimes – barques en rivière ou sur un étang – mais reste entièrement figurative. Les huiles alternent avec les aquarelles comme les paysages de la région le font avec les bateaux. Bientôt, il devient évident que, du figuratif, André Paquet s’achemine vers une abstraction géométrique qui utilise habilement les couleurs pour créer une interprétation visuelle originale. On dirait cependant que, craignant peut-être de ne pas être suivi par un public que la hardiesse pourrait rebuter, l’artiste n’ose pas pousser sa démarche aussi loin en ce qui concerne le graphisme proprement dit.
En réalité, cette démarche s’entoure d’une grande discrétion : sans vraiment les exposer, André montre à quelques-uns – je suis flatté d’en être – des petites aquarelles abstraites. C’est dans ses aquarelles qu’il se livre à ses recherches les plus émancipées, en de petites compositions fondées uniquement parfois sur le dialogue des couleurs. Les encouragements ne suffisent pas à le décider à les montrer en exposition. Cette prudence s’explique : quand on a réussi à se fédérer un public qui vous connaît comme peintre figuratif, il est risqué de se présenter sous une autre étiquette. On peut ainsi perdre tout un pan de public qui s’estimerait trahi. Personnellement, j’ai connu de brillants paysagistes qui, sous une autre signature et le sceau du secret, exposaient ailleurs, pour cette raison, des compositions abstraites réalisées en cachette.
C’est une initiative d’ordre publicitaire qui va permettre à André de franchir le pas. Pour le calendrier 1992 destiné à sa clientèle, la société Intermills lui a demandé de réaliser des compositions faites uniquement de papiers qu’elle produit. Le résultat sera présenté au public à la Maison Cavens par les soins du Musée National du Papier. On peut y voir les originaux des planches réalisées par André en Malmero, un papier existant en trente-neuf teintes. Les promoteurs du calendrier avaient proposé au peintre de réaliser dans ce matériau des interprétations par collages de certaines de ses œuvres. Très rapidement, il y a vu la possibilité de créations originales et, sans délaisser complètement le figuratif, a élaboré de très intéressants collages qu’un éclairage bien étudié a permis de photographier pour que les reproductions rendent effectivement compte du relief et de la structure des quatorze œuvres ainsi composées. Dans cette "troisième voie" entre ses huiles et ses aquarelles, André Paquet reste lui-même tout en découvrant des ressources nouvelles grâce auxquelles une large diffusion le fera connaître d’un nouveau public. C’est aussi la démonstration qu’on peut travailler sur différents registres sans déchoir quant à la qualité des œuvres réalisées.
La diversification se joue également sur les techniques picturales. En effet, au début des années 1990, si on connaît surtout les huiles de cet adepte des formats carrés, des expositions mettent aussi l’accent sur ses aquarelles. Jouant sur les transparences que permet cette technique, elles se distillent dans des tonalités plus lumineuses, avec des sujets qui s’accordent particulièrement à ce choix de couleurs, les huiles restant dans des ambiances aux teintes chaudes et crépusculaires.
Comme le sillage d’un bateau
La plupart des expositions sont consacrées à des œuvres récentes, mais il arrive, de temps en temps, en 1991, par exemple, que l’une d’entre elles prenne l’aspect d’une rétrospective. Cela permet de saisir le chemin accompli par ce peintre hanté à la fois par la mer et par l’Ardenne-Eifel. De paysages à peine stylisés, l’artiste a évolué vers une forme d’interprétation qui, en se géométrisant toujours plus, devient une forme d‘abstraction assez personnelle avec références figuratives. L’itinéraire de l’artiste n’est pas linéaire, mais il est évident qu’il transcrit le rythme d’une existence qui veut rester en accord avec la nature, qu’elle soit faite de vagues ou de campagnes et forêts.
En 1999, je pouvais noter que, « si, dans ses évocations de paysages régionaux, André Paquet reste plus classiquement figuratif, ses marines sont traitées selon une démarche s’orientant vers une abstraction qui reste accessible à un large public. Les formes caractéristiques des bateaux génèrent un travail sur les couleurs qui évolue avec fermeté et délicatesse. L’exposition à la BRF rappelle qu’il n’y a rien là qui soit laissé au hasard, le peintre ayant fait ses armes dans l’abstraction par le truchement de petites aquarelles dont le temps n’altère en rien la séduction. »
André Paquet travaille son thème favori – les bateaux – avec la rigueur de celui qui les connaît de l’intérieur. Cela signifie qu’il est très loin des clichés faciles d’un pittoresque convenu. Le sobre graphisme s’inscrivant dans des formats carrés génère des compositions à tendance abstraites aux tonalités retenues. Le peintre pratique l’art de la suggestion en relevant lignes et couleurs de détails allusifs : formes caractéristiques d’éléments de bateaux, lettrages, etc. Jamais il ne s’agit, chez lui, de froids exercices de style : au travers d’une certaine nostalgie du milieu maritime, on ressent l’impact du vécu dans des acryliques et aquarelles au dépouillement plein de richesse.
L’autonomie d’une aventure intérieure
La marche du temps s’inscrit dans l’œuvre d’André Paquet par une autonomie de plus en plus développée. Le peintre joue sur des rendus de matière, des inclusions, mais aussi sur des recherches graphiques qui s’intègrent sans heurts à des compositions d’une grande sobriété dans lesquelles la rencontre des verticales et des horizontales est mise en perspective par l’intervention de masses obliques fondées sur les diagonales. La rigueur de la construction n’apparaît cependant qu’à l’analyse, estompée qu’elle est par la sensibilité d’un jeu chromatique qui suggère plus qu’il ne montre ces navires rouillant dans les darses en imaginant la haute mer, comme l’artiste rêve des horizons lointains qu’il parcourait jadis. Dans ses tableaux, la navigation au long cours devient une aventure intérieure où l’épopée cède le pas à une dimension méditative qui s’exprime en des coloris aussi discrets que puissamment suggestifs.
La suite, dans ces dernières années, nous montre que la peinture d’André Paquet va au-delà des horizons marins et des allusions maritimes sans toutefois les renier. La composition reste animée, en effet, d’un grand souffle horizontal susceptible d’introduire et d’emporter des éléments chromatiques qui en soulignent la puissance, avec parfois le rappel discret d’une indication technique de navigation. On remarque aussi que le peintre travaille volontiers des couleurs plus denses, plus appuyées, avec des touches de tonalité relevée, et qu’il reste fidèle à des inclusions qui donnent du relief à cette peinture de grande ampleur.
La mer subsiste au fond des yeux du peintre comme l’enfance dans les souvenirs d’un adulte et sa peinture ne cesse d’évoluer dans une continuité que ne peuvent qu’apprécier ceux qui le connaissent depuis longtemps. Quant au public qui le découvre, il se trouve devant des œuvres qui ne relèvent nullement d’une mode ou d’une tendance, mais qui traduisent une sensibilité personnelle accordée à notre époque.
Les titres donnés aux tableaux de cette deuxième décennie du siècle appartiennent au monde maritime, mais la peinture transcende alors le sujet pour aller au-delà d’apparences qui s’inscrivent plutôt comme des allusions ouvrant sur l’interprétation que le peintre, comme le visiteur, peut et veut élaborer. Remarquable de transparence et de légèreté, la sérieΟδυσσευς(Ulysse) est constituée d’aquarelles souvent non figuratives, pleines de lumière et de liberté.
Les acryliques, de plus grands formats, confirment l’emploi de tonalités plus marquées que l’on avait déjà pu déceler précédemment. Avec des effets de matière comportant encore parfois des inclusions, André Paquet donne de plus en plus de densité à ses coloris, créant ainsi des atmosphères plus intenses et même dramatiques. Il a réussi à garder constante la présence de la mer dans des compositions d’une grande sobriété où le dialogue des couleurs évoque non seulement l’univers des bateaux, mais aussi les ambiances spécifiques qui s’y attachent. Il est certain qu’André a trouvé l’équilibre entre ses thèmes d’inspiration et l’abstraction qui guide son évolution depuis longtemps. L’harmonie formelle et chromatique de ses tableaux garde le thème d’une manière allusive qui permet au visiteur de laisser courir son imagination au départ d’une composition qui, d’emblée, séduit le regard.
La présence de l’Homme
Certains critiques se sont parfois étonnés que la personne humaine soit absente de l’œuvre d’André Paquet. Il est vrai qu’il n’y que de rares tableaux où apparaît la silhouette d’un homme ou d’une femme, mais on peut envisager les choses autrement. Encore une fois, reportons-nous au souvenir de ce vieux cargo, si énorme aux yeux du gamin de dix ans qui se sent tout petit mais comme aspiré dans un élan qui remplira sa vie. C’est aussi l’impression que l’homme ressent devant l’infini, parfois oppressant, de la haute mer. Et les sujets que, dès le départ, choisit de peindre André Paquet, ce ne sont pas les marins au travail ou au port, comme les a très bien montrés un Mathurin Meheut, par exemple. Pour André Paquet, le navire qu’il fait vivre en tant que responsable de la bonne marche des machines, possède une personnalité dont il faut progressivement faire la connaissance, comme celle d’un collègue. C’est une chose qui transparaît à la lecture de ses carnets de bord. Mais il y a plus encore. Les indications de service qui figurent si souvent sur ses toiles, ce sont des dialogues – codés, sans doute – d’homme à homme. Et cet homme est peut-être là, à côté de vous pour les déchiffrer, que vous soyez le peintre ou le spectateur devant le tableau.
Enfin, il y a encore une autre dimension qui doit être envisagée. En 2001, lors d’une exposition à la Maison Cavens, à Malmedy, avec comme fond une toile où s’inscrivent les noms des navires responsables des marées noires, André Paquet a créé une installation qui évoque sans ambages ces catastrophes et ne peut laisser indifférent.Il s’agit là d’une préoccupation qui replace l’homme au centre de ses responsabilités vis-à-vis de la nature et de lui-même. Autour de cette présence, en de petites aquarelles comme sur ses toiles de parfois très grand format, le peintre crée des atmosphères qui sont au seuil de l’abstraction, mais dans lesquelles des allusions figuratives permettent au regard de conduire l’imagination plus loin, vers des horizons que masquent la brume des quais endormis ou les rêves lancinants des carcasses en train de rouiller.Si l’homme n’est jamais visible dans les tableaux d’André Paquet, sa présence y est cependant perceptible dans ces vaisseaux-outils de communication qui, sous le pinceau de l’artiste, entrent dans une forme d’éternité où les nuances de la rouille deviennent la chaleur même de la vie, un cœur battant dans le silence des quais de l’oubli. Albert Moxhet