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Loin des bruits vains

Loin des bruits vains

Imprimé à 500 ex. à l’occasion de l’exposition d’André Soupart «Loin des bruits vains» dans l’Orangerie, espace d’art contemporain à Bastogne en juin 2015 avec le soutien de la Ville de Bastogne, de la Province de Luxembourg et de la Fédération Wallonie-Bruxelles de Belgique

J’ai beaucoup travaillé la photographie en noir et blanc, souvent en grand format, de paysages, d’images de la nature imposante, les forêts après les tempêtes, tentant intuitivement de rendre la puissance d’un souffle, le sentiment d’une force cosmique. Cette fois c’est la forêt elle-même qui m’inspire.

Un certain “esprit de solitude” (pour citer Jacqueline Kelen) m’amena dans les bois ardennais. J’y fus happé par la somptuosité des couleurs de l’hiver.

Cette série de photographies est un travail sur les couleurs. Plutôt que de chercher à les interpréter je me suis attaché à montrer, à reproduire les couleurs le plus fidèlement possible telles qu’elles sont dans la nature, aussi inimaginables soient-elles, aussi artificielles qu’elles puissent paraître. Ainsi, après chaque prise de vue je regardais longuement mon sujet, tentant de mémoriser au mieux les couleurs de ce que je venais de photographier de peur qu’elles soient trahies par la suite par la pellicule, le développement ou le tirage. Rendre la couleur la plus juste, la plus vraie comme elle est en réalité dans les bois pour qui sait l’admirer.

Marcher en silence,le nez aux aguets autant que l’oeil, et l’oreille aussi attentive à ne pas manifester ma présence, moëlleux des mousses sous le pied, pas de craquement, pas de sons humains dans l’espoir d’une belle rencontre: oiseau, biche, chevreuil. Marcher, être en photographie met tous les sens en éveil, pas uniquement la vue. Tout le corps participe, l’ouïe démultipliée.

Autant être seul dans les bois pourrait faire craindre de mauvaises rencontres, autant je sais que, seul, mes rencontres seront belles avec la couleur d’un tronc, un matelas de mousse, une trainée de sève, une lumière à la limite de la disparition.

Je fuis les clichés de forêts en automne, la beauté trop facile des couleurs. Joliesse de carte postale, chromos !

A-t-on déjà écrit une phénoménologie de la forêt ?

Forêt ou bois ? Quel sens vais-je donner, quelle sensation vais je ressentir en comparant ces deux mots ? La forêt, sauvage, vierge, profonde où se perdre, ou bien les bois où l’on va courir, cueillir des champignons? Que me disent ces deux mots? Et puis, chaque forêt a son âme.

Forêt de Soignes, hêtraie cathédrale: verticalité des troncs impensablement hauts et droits. Je n’arrive pas à la photographier, je la connais trop bien, trop familière.

Forêts d’Ardenne ou des Vosges, épicéas gigantesques, sombres et odorants, suggérant l’infinie patience de générations d’agriculteurs. Forêts sombres, moussues et humides, ruisseaux glacés, rochers luisants, fougères translucides, odeur putride des champignons, écharpes de brume, lumière rare, silence opaque.

Forêts de chênes-liège, forêts de chataigners, celles du Sud, sèches, inflammables dans l’instant et sonores: chant des cigales et des criquets, craquements sous la chaleur, limpidité de l’air, point de brume, soleil d’or, contrastes.

Traversée des Landes, longues pistes rectilignes entre les pins aériens, les racines affleurantes d’un sol sableux avec, tout au bout, la promesse du grondement et des embruns de l’océan.

Forêt de bouleaux, frissonnante et légère, transparente et lumineuse qui peut hélàs cacher, comme à Birkenau, l’horreur des fours.

Forêts primaires d’Afrique, fougères arborescentes, autant de sensations fortes, incomparables.

Phénoménologie de la forêt.

Au fur et à mesure que j’avançais dans ce travail, il m’est apparu que j’éliminais de ma sélection les images débouchant sur une lisière, une lumière, un arrière plan découvert, préférant de plus en plus les images fermées. Ainsi donc, c’est ce sentiment de la forêt profonde, sombre, inconnue et sans issue qui s’imposa. La forêt des contes où l’on s’enfonce, où l’on se perd, celle de Pelléas et Mélisande, celle du Petit Poucet, du loup du Chaperon Rouge, de la Bête du Gévaudan voire de Victor de l’Aveyron l’enfant Sauvage.

Ainsi, ce sont des images archétypales de notre inconscient collectif que je me sentais rejoindre. Privilégier les images sans “découverte”, sans issue, sans lumière salvatrice devint ma ligne de conduite. Magnifier le mystère de la profondeur. Mes cadrages donnent la parole à l’objet qui devient sujet: un tronc, de la mousse, un jeune arbre, leur couleur, objet / sujet de chaque image, les laisser s’exprimer, ne rien y ajouter. Que me dit ce tronc? que me dit cette mousse? Son silence me parle, me dit l’humidité, l’odeur du sous-bois, la merveille des couleurs.

Je ne suis pas un chasseur mais un cueilleur d’images. Elles sont là, je les trouve. Mousses, lumière, écorce, chaque image est une rencontre.

L’appareil photo est un amplificateur de regard, un “exhausteur” de vision. En retenant ma respiration devant la beauté des choses, j’ai pris l’habitude de remercier, de rendre grâce. Un rayon de soleil sur un tapis de mousse ou un lit de neige pure en fait aussitôt le rais de lumière traversant le vitrail d’un sanctuaire, de la salle hypostyle d’une sapinière érigée au statut de temple.

Et ce qui a joué, sans aucun doute, en arpentant ces bois, ces forêts, découvrir en lisière des chemins le souvenir encore visible, des cratères, des trous oblongs à taille d’homme, les fameux “fox hole” de la bataille des Ardennes. 70 ans plus tard et toujours bien présents. Je ne les ai pas photographiés, c’est un autre sujet! Mais la pensée obsédante, rétrospective de ce que furent les condition de vie de ces jeunes hommes, obligés de creuser le sol pour s’y tapir comme s’ils creusaient d’avance leur propre tombe, a exacerbé ma sensibilité aux bois de la région.

Je ne peux donc jamais m’empêcher de voir dans ces lieux, et de là dans mes images, une dimension au delà de la simple représentation. Que chaque image suggère bien plus qu’elle ne représente, qu’elle évoque un sentiment de totale appartenance autant que d’admiration.

Transcender le réel... André Soupart

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