André Soupart, photographies et vidéos
ANDRE SOUPART,photographies
Loin des bruits vains
Loin des bruits vains nous invite à mettre nos pas dans les siens et ressentir les émotions qu’il a éprouvées en parcourant ces bois aux aurores et au crépuscule.
Etre en photographie
A propos de mon travail photographique sur les forêts d’Ardenne
J’ai beaucoup travaillé la photographie en noir et blanc, souvent en grand format, de paysages, d’images de la nature imposante, les forêts après les tempêtes, tentant intuitivement de rendre la puissance d’un souffle, le sentiment d’une force cosmique. Cette fois c’est la forêt elle-même qui m’inspire.
Un certain “esprit de solitude” (pour citer Jacqueline Kelen) m’amena dans les bois ardennais. J’y fus happé par la somptuosité des couleurs de l’hiver.
Cette série de photographies est un travail sur les couleurs. Plutôt que de chercher à les interpréter je me suis attaché à montrer, à reproduire les couleurs le plus fidèlement possible telles qu’elles sont dans la nature, aussi inimaginables soient-elles, aussi artificielles qu’elles puissent paraître. Ainsi, après chaque prise de vue je regardais longuement mon sujet, tentant de mémoriser au mieux les couleurs de ce que je venais de photographier de peur qu’elles soient trahies par la suite par la pellicule, le développement ou le tirage. Rendre la couleur la plus juste, la plus vraie comme elle est en réalité dans les bois pour qui sait l’admirer.
Marcher en silence,le nez aux aguets autant que l’oeil, et l’oreille aussi attentive à ne pas manifester ma présence, moëlleux des mousses sous le pied, pas de craquement, pas de sons humains dans l’espoir d’une belle rencontre: oiseau, biche, chevreuil. Marcher, être en photographie met tous les sens en éveil. Tout le corps participe, l’ouïe démultipliée.
Autant être seul dans les bois pourrait faire craindre de mauvaises rencontres, autant je sais que, seul, mes rencontres seront belles avec la couleur d’un tronc, un matelas de mousse, une trainée de sève, une lumière à la limite de la disparition.
Je fuis les clichés de forêts en automne, la beauté trop facile des couleurs. Joliesse de carte postale, chromos !
A-t-on déjà écrit une phénoménologie de la forêt ?
Forêt ou bois ? Quel sens vais-je donner, quelle sensation vais je ressentir en comparant ces deux mots ? La forêt, sauvage, vierge, profonde où se perdre, ou bien les bois où l’on va courir, cueillir des champignons? Que me disent ces deux mots? Et puis, chaque forêt a son âme.
Forêt de Soignes, hêtraie cathédrale: verticalité des troncs impensablement hauts et droits. Je n’arrive pas à la photographier, je la connais trop bien, trop familière.
Forêts d’Ardenne ou des Vosges, épicéas gigantesques, sombres et odorants, suggérant l’infinie patience de générations d’agriculteurs. Forêts sombres, moussues et humides, ruisseaux glacés, rochers luisants, fougères translucides, odeur putride des champignons, écharpes de brume, lumière rare, silence opaque.
Forêts de chênes-liège, forêts de chataigners, celles du Sud, sèches, inflammables dans l’instant et sonores: chant des cigales et des criquets, craquements sous la chaleur, limpidité de l’air, point de brume, soleil d’or, contrastes.
Traversée des Landes, longues pistes rectilignes entre les pins aériens, les racines affleurantes d’un sol sablonneux avec, tout au bout, la promesse du grondement et des embruns de l’océan.
Forêt de bouleaux, frissonnante et légère, transparente et lumineuse qui peut hélàs cacher, comme à Birkenau, l’horreur des fours.
Forêts primaires d’Afrique, fougères arborescentes, autant de sensations fortes, incomparables.
Phénoménologie de la forêt.
Au fur et à mesure que j’avançais dans ce travail, il m’est apparu que j’éliminais de ma sélection les images dé
bouchant sur une lisière, une lumière, un arrière plan découvert, préférant de plus en plus les images fermées. Ainsi donc, c’est ce sentiment de la forêt profonde, sombre, inconnue et sans issue qui s’imposa. La forêt des contes où l’on s’enfonce, où l’on se perd, celle de Pelléas et Mélisande, celle du Petit Poucet, du loup du Chaperon Rouge, de la Bête du Gévaudan voire de Victor de l’Aveyron l’enfant Sauvage.
Ainsi, ce sont des images archétypales de notre inconscient collectif que je me sentais rejoindre. Privilégier les images sans “découverte”, sans issue, sans lumière salvatrice devint ma ligne de conduite. Magnifier le mystère de la profondeur. Mes cadrages donnent la parole à l’objet qui devient sujet: un tronc, de la mousse, un jeune arbre, leur couleur, objet / sujet de chaque image, les laisser s’exprimer, ne rien y ajouter. Que me dit ce tronc? que me dit cette mousse? Son silence me parle, me dit l’humidité, l’odeur du sous-bois, la merveille des couleurs.
Je ne suis pas un chasseur mais un cueilleur d’images. Elles sont là, je les trouve. Mousses, lumière, écorce, chaque image est une rencontre.
L’appareil photo est un amplificateur de regard, un “exhausteur” de vision. En retenant ma respiration devant la beauté des choses, j’ai pris l’habitude de remercier, de rendre grâce. Un rayon de soleil sur un tapis de mousse ou un lit de neige pure en fait aussitôt le rais de lumière traversant le vitrail d’un sanctuaire, de la salle hypostyle d’une sapinière érigée au statut de temple.
Et ce qui a joué, sans aucun doute, en arpentant ces bois, ces forêts, découvrir en lisière des chemins le souvenir encore visible, des cratères, des trous oblongs à taille d’homme, les fameux “fox hole” de la bataille des Ardennes. 70 ans plus tard et toujours bien présents. Je ne les ai pas photographiés, c’est un autre sujet! Mais la pensée obsédante, rétrospective de ce que furent les condition de vie de ces jeunes hommes, obligés de creuser le sol pour s’y tapir comme s’ils creusaient d’avance leur propre tombe, a exacerbé ma sensibilité aux bois de la région.
Je ne peux donc jamais m’empêcher de voir dans ces lieux, et de là dans mes images, une dimension au delà de la simple représentation. Que chaque image suggère bien plus qu’elle ne représente, qu’elle évoque un sentiment de totale appartenance autant que d’admiration.
Transcender le réel... André Soupart
On ne photographie que ce qu’on est. Car la photographie est à la fois fenêtre et miroir.
Fenêtre, car dans le viseur, quand s’organise une image, elle reste limitée par le cadre, ce cadre qui est une façon de partager: voilà ce que j’ai vu, voilà ce que j’ai aimé, voilà ce qui m’a touché.
Lorsque je me retrouve dans la nature, en contact intime avec elle, mon viseur est le prolongement de mon œil, ce qui s’y inscrit m’aspire. La photographie n’est qu’un moyen, l’appareil simple outil, l’opérateur un médium.
Ce que mon regard découvre, ce que je déchiffre dans la nature, dans un arbre, dans une lumière est ma connexion avec cette nature. L’important est ce qui se passe entre elle et moi, au plus profond, exprimer le ressenti d’une communion.
La photographie est donc aussi un miroir: dans les images que nous produisons c’est donc nous même que nous livrons, ce ressenti des choses.
Il ne s’agit donc pas de créer des images en fonction d’un système, d’une mode, d’un marché.
Lorsque je photographie, peu importent ces systèmes, seule compte l’émotion. L’appareil photo est là pour décupler la vision, aider à canaliser l’émotion, la matérialiser.
Quand je photographie, le regard seul ne sert que de canal, c’est tout mon être qui est pris par le moment, la perception d’énergies qui sont là dans le rocher, dans l’eau du torrent, dans les courbes ou les torsions d’un paysage, d’un seul arbre qui me parle.
Miroir, c’est moi que je photographie dans cet arbre tordu comme si des souffrances accumulées se trouvaient mieux dites dans cet arbre, mon frère, mais aussi la paix intérieure dans la sérénité d’un paysage quasi contemplatif.
Comme un chaman qui serait en contact avec les énergies de la nature ( ma nature ?) comme les chinois anciens qui ne représentent pas le corps mais les parcours d’énergies et qui expriment dans la représentation du corps les mêmes flux vitaux que dans la roche, la cascade, l’arbre tortueux ou les nuages, montrant ainsi que l’ Homme n’est qu’un élément faisant partie intégrante de ce développement cellulaire qui va en s’amplifiant rejoindre l’ Univers.
Si les particules de l’air que je respire contiennent des particules de l’ Esprit de ces arbres, ou de toutes ces entités disparues, alors je participe sans doute à ce grand mouvement cosmique.
Je suis donc cet arbre, ce rocher, ce torrent.
Malheureusement, notre culture, notre éducation, tout ce qui nous a fait oublier de le vivre directement me conduit à le faire par la photographie. Celle-ci est le moyen qui me convient pour exprimer ce sentiment d’unité, d’appartenance à ce monde. C’est un acte d’amour.
Si dans mon travail sur “le geste du torrent” cette intégration du corps dans les éléments tels que le rocher aux formes quasi humaines ( tant le torrent l’a caressé ) le corps y est fondu, dissous à la limite de l’apparition ou de la disparition, selon le regard de chacun, le flou, le mouvement, le voile de l’eau expriment cette fusion.
Dans les diptyques, ces images du corps dessiné par la lumière et ces images de paysages pris sans aucune préméditation, sans aucune volonté de créer des associations, durant des années, ne font que me révéler l’unicité de mon regard, partout et toujours.
Si, par analogie, par glissement du corps au paysage ces images s’assemblent tout naturellement, c’est donc que mon sentiment, intact ,est un. Car je photographie le corps comme un paysage et le paysage comme un corps.
Comme Narcisse qui se mirait dans le miroir de l’eau, limité par le cadre (la fenêtre) du bassin sur lequel il se penchait pour se retrouver, l’eau lui renvoyait son image mais en même temps, par sa transparence, ce qu’il y a derrière cette surface: la profondeur.
Sans doute est-ce cette profondeur que je sonde?
Derrière l’image se trouve ce que j’ai vu, donc ce que je suis, donc mon âme (mais ce mot même a été vidé de son sens !) .
Il y a trois moments importants dans mon “travail” (Dieu que ce terme est laid et suggère de laborieux!).
Le moment de l’émotion, lors de la prise de vues, lorsque je me sens en communion avec les éléments à travers mon viseur mais aussi dans tout mon corps qui s’oublie car il capte les énergies du rocher, du soleil, de l’eau, donc du cosmos.
Puis vient le moment du tirage de la photo où tout mon être tend à restituer au mieux ce que le négatif a enregistré, toutes les subtilités de la lumière, les nuances, la matière, afin de transmettre dans le concret de la photo imprimée toute l’intuition ressentie à la prise de vue, toute la sensualité des choses ou leur mystère.
Rien là derrière de cérébral, ce serait une façon de se retrancher derrière l’intellect ou le concept qui remplacent trop souvent le vécu.
Mais si la photo est concrète, tactile, physique, elle doit déboucher sur le métaphysique.
Reste le dernier moment: l’échange. Partager, recevoir ce cadeau merveilleux de ce spectateur qui exprime combien il a été touché, qui ose dire l’émotion ressentie devant ces photographies. Là, pas de satisfaction mondaine ni le sentiment d’avoir fait “une œuvre”, mais l’accès à l’âme d’un inconnu, qui a rejoint la mienne...
Partager la beauté, c’est partager le sentiment de la beauté de nos âmes
André Soupart (B), 1943, est cinéaste diplômé de l’IAD et photographe. Il a enseigné la réalisation audiovisuelle et la philosophie de la photographie à l’IHECS (Bruxelles) et la photographie à l’Atelier Contraste. Il a travaillé avec des réalisateurs tels que Alain Robbe-Grillet, Jerzy Skolimosky, François Weyergans, André Cavens, Paul Haesaert, Blake Edwards, il a réalisé des courts et moyens métrages documentaires et de fiction, pour la télévision et le cinéma, des vidéos sur des artistes plasticiens, des décors en projection pour des spectacles de danse. www.andresoupart.com