Landscapes and trees
Aborder l’univers pictural d’Yves Piedbœuf peut paraître aisé. D’entrée de jeu, il s’agit de peinture. Châssis toilés, formats communs, planéité des surfaces. Les matières agglutinées sont celles auxquelles tant de peintres modernes et contemporains nous ont accoutumés… Le médium est la peinture à l’huile. Une figuration s’affirme de façon épisodique, qui nous entraîne en forêt, offrant un repère visuel, un lieu reconnu. Mais, cela ne semble pourtant pas une évidence pour chacun. À ce stade de l’approche de l’œuvre, l’accoutumance à l’art de la peinture occidentale est déjà de mise.
Aisée cette entrée en matière ? Pas si sûr.
Comme les peintres fauvistes des années 1905-1907, Yves Piedbœuf répond une nouvelle fois au défi de la photographie en simplifiant la représentation, en s’accordant à la planéité des toiles, en niant la profondeur et les volumes. Cependant, si les couleurs sont explosives chez les peintres français, chez Piedbœuf, elles sont volontairement pâlies par la charge de caséine qu’il leur adjoint. Ainsi passent au premier plan les matières mattes et grumeleuses.
La photographie, loin d’être une rivale, est précisément un outil dont a su faire bon usage cet artiste depuis plus de vingt ans. Les oeuvres de la période précédente s’établissaient sur des clichés d’arbres morts, abattus ou empilés, dans les seules couleurs jaune, vert et noir. Les peintures récentes manifestent à présent une distanciation vis-à-vis des sujets saisis par la photographie. Le souvenir, l’imagination semblent avoir remplacé l’usage de la prise de vue comme point de départ de la peinture, mais surtout, c’est la pratique même de la peinture qui affirme sa prééminence. La volonté de contrôler la composition s’est peu à peu estompée au bénéfice du processus même de l’ouvrage pictural ; c’est lui qui dicte comment poursuivre l’œuvre, comment s’aventurer, comment se laisser surprendre. Ce lâcher prise n’est cependant en rien gratuit. L’artiste veille, attentif à tout ce qui surgit dans le cours de sa réalisation. Le rythme des troncs éternellement verticaux vient à basculer. Des raclures horizontales sur la matière fraîche traversent les espaces, des zones floues s’insinuent dans cette neuve orthogonalité, des bandes alternées créent simultanément des sortes de troncs en positif et en négatif, des effacements perturbent et enrichissent la proposition picturale…
Ce n’est donc plus le peintre qui fait la peinture, c’est la peinture qui fait le peintre. C’est à un tel point exact que sa production a perdu, en quelques années, une part de son aspect mélancolique qui la caractérisait. Le propos a migré. À présent, l’atelier cache la forêt. La domination des roses et des noirs dans cette exposition est à ce titre assez significative. Le rose n’est pas la couleur des forêts, c’est celle d’une convention, c’est un code de couleurs. Si ces roses et ces noirs proviennent d’un éblouissement du peintre à la vue des marbres de l’église Saint-Nicolas à Prague, ils renvoient davantage aux noirs d’Uccello, de Manet, de Warhol. La production artistique universelle est le réel de l’artiste du 21e siècle, il est naturel qu’elle supplante la nature en tant que sujet des œuvres. Ce que pouvaient affirmer les artistes du Pop Art de leurs rapports avec les productions industrielles, nous pouvons l’affirmer des rapports qu’entretient Yves Piedbœuf, comme tous les peintres actuels, avec les productions culturelles amplement diffusées par les médias.
Ce rapprochement fait avec le Pop Art n’est pas terminé. À bien y regarder, la photographie dans l’œuvre d’Yves Piedbœuf n’est pas pour autant bannie. Une sorte de trame, comparable à celle qu’affectionnaient des artistes américains, y est visible, la rigueur mécanique en moins. Dans sa volonté de brosser amplement et à contresens les éléments préalablement peints, l’artiste provoque d’inévitables traînées de pigments mêlés d’huile faisant naître des surfaces irisées qui constituent un tramage manuel des plus subtil.
Certaines œuvres nous renvoient à d’autres arbres, artificiels ceux-là, que sont les nuages consécutifs aux largages de bombes atomiques. Le peintre en a été marqué par les photographies observées au mémorial d’Hiroshima au Japon lors d’un récent voyage. Ces champignons, qui ne nous sont connus que par le biais de la photographie animent les surfaces, dans des climats apocalyptiques nourris de rouge et de noir. Mais là encore, les voit qui veut les voir, car l’action de peindre, le geste absorbent toute figuration trop évidente.
Le tragique, le mystère, la mort, la dualité… ne sont cependant pas absents de l’œuvre peint. Pas plus qu’un aspect solaire, aérien que l’on peut mieux observer dans ses œuvres sur papier. Quel va être le cheminement futur de ce peintre liégeois qu’on a tôt-fait de rapprocher d’artistes tels que Richter ou Tuymans ? Gageons que sa volonté de se placer dans la découverte, le changement, la liberté créatrice fasse de lui un artiste capable de nous surprendre à chaque exposition nouvelle. José Strée